14/04/2013 Journal d'un corps


« Où il se confirme qu’une bonne idée ne donne pas nécessairement un bon livre. C’est même une très bonne idée qu’exploite « Journal d’un corps » : ­durant trois quarts de siècle, de l’adolescence jusqu’à sa mort, un homme tient registre de son existence sous l’angle exclusif de la chair et des os Mais ­Daniel Pennac se tire d’emblée une balle dans chaque pied. La première, en ­insérant des lettres du diariste ­anonyme à sa fille Lison, procédé dont la facilité bafoue en outre sans vergogne le contrat original. La ­seconde, en ­laissant tout d’abord s’exprimer un « gamin de 13 ans qui écrit déjà avec une componction d’académicien » – ce qui est encore peu dire : « Il est vrai que mon reflet m’est apparu comme un enfant abandonné dans mon armoire à glace. Cette sensation est absolument vraie. En faisant tomber le drap je savais qui je verrais mais ce fut quand même une surprise, comme si ce garçon était une statue abandonnée là bien avant ma ­naissance. » Eric Naulleau



Dans ce roman de Daniel Pennac, le narrateur nous apprend que c’est pour ne plus avoir peur qu’il décide d’écrire ce journal d’un corps à l’âge de treize ans, après un incident dans la forêt alors qu’il est scout. Le pipi dans la culotte, les fourmis sur le corps, la diarrhée mêlée à la résine, sont les premières évocations corporelles du livre. Elles ne servent qu’à raconter des souvenirs, à mettre en avant le personnage principal, le corps n’est malheureusement pas exploité.

           PROPOSITIONS :

      Remontez le plus loin possible, essayez de retrouver les premières        sensations physiques imprimées dans votre corps. L’idéal serait de faire le récit à partir de la naissance par la voix du corps, par son point de vue à lui, uniquement.

              Corps de femme :
          Sensations au féminin, témoignage des cycles de la vie d'une femme.  Pour vous lequel a été le plus marquant?



JOURNAL de MARIE-HELENE
Mes premières années
Dans  cette nuit moelleuse, dans cet océan de béatitude, nous flottons en apesanteur. Nous ? Mes jambes, mes pieds, mes mains, mes bras, mon ventre, mon dos, mes yeux fermés et mon pouce entre mes lèvres. Bercés par une musique lointaine, nous somnolons benoîtement.
Soudain, tout s’agite, l’océan se retire, nous entraînant vite, trop vite,  vers une plage, vers une lumière vive, trop vive. Nous résistons, en vain, et nous chutons lourdement  sur une grève inconnue, entourés par des visages grimaçants, par des bouches béantes et nous hurlons de peur d’être dévorés.  Il fait froid. Notre cocon a disparu, et des mains rudes nous engoncent dans un écrin qui gratte notre peau fragile.
Plus tard, on nous murmure ces mots bizarres «  tu es née, c’est le plus beau jour de ma vie ! » Pourtant, ça fait mal, la vie, ça fait peur, ça sent mauvais, c’est bruyant, c’est trop clair, la vie. Nous préférons la nuit. Alors nous décidons de nous venger. Nous refusons le doux carcan d’un vêtement, nous hurlons à plein poumons au milieu de leur sommeil, nous dormons quand ils s’éveillent, nous les inquiétons, nous les refusons, nous les assaillons. En vain. Nous grandissons, entraîné par le temps,  nous avons envie de jouer, pas de manger, nous avons envie de marcher, pas d’être poussé, nous avons envie de courir, sans tomber, nous avons envie d’explorer et de goûter cette vie qu’ils nous ont donné. Ils ne sont plus nos ennemis, enfin pas tout à fait. Pas complétement, pas eux. Nos pires ennemis sont invisibles, presque invincibles.
Un jour, un matin, ou peut être une nuit, nous sommes assiégés  par des milliers de piqures, notre visage est imbibé d’une sueur aigre, nous sommes paralysés par l’incendie qui ravage nos veines. L’obscurité nous entoure sans nous protéger. Au-dessus de nous, leurs  visages inquiets, hagards, parfois mouillés de ces perles qui coulent de leurs yeux fermés, leurs mots qui veulent nous rassurer, nous font peur. Alors comme de valeureux soldats, nous nous battons, nous nous débattons, nous livrons une guerre sans merci, nous  voulons vaincre, et enfin nous nous éveillons pantois, sans force, notre peau légèrement flétrie, comme une pomme assoiffée. Notre voix est éraillée d’avoir trop crié, nos yeux écarquillés, étonnés, comptent nos doigts, ébahis d’en avoir encore autant. Ebahis d’être encore vivant.

CORPS DE FEMME

Ce matin-là, nous nous sommes éveillés sans soupçonner que tout aller basculer dans « l’après ». Avec innocence nous avions changé au fil du temps. Nous avons poussé comme l’herbe folle des prés. Notre taille amincie protégeait l’ombre duveteuse d’une douce vallée, deux petits monticules s’érigeaient victorieux au milieu d’un torse autrefois plat. Finie la chaleur douce du soleil,  la caresse de la mer sur notre peau dénudée, finies les galipettes autour d’un cerceau.
Elle, notre passagère depuis notre naissance, était  un bouquet de primevères  prêt à éclore.
Ce matin-là, donc, elle se leva sans méfiance. Les prémices d’une belle journée de printemps chantaient une douce mélodie. Elle aussi. Mais, alors que par inadvertance nous avons laissé échapper quelques gouttes carmin sur un fond de culotte en coton, la tempête se déchaina brutalement. La brume envahit ses yeux noirs et l’orage se déchaîna au-dessus de la baignoire. Un hiver rigoureux et précoce s’abattait sur la maison. Ce n’était pourtant pas les grandes marées, nous n’étions pas encore parfaitement rodés.  Ses hurlements déferlèrent quand, taquin, nous avons crispé son petit ventre arrondi.
« J’ai horriblement mal ! Je vais mourir ! »
Le baromètre de son humeur baissait dangereusement sous l’œil goguenard du corps maternel. Enfin apaisée, rassurée, protégée, elle déambula, altière et nonchalante, promenant sa toute nouvelle langueur féminine. Et  comme un bourgeon sous l’averse tiède du printemps, elle nous ouvrit à la saison des amours, sa jupe dansant comme un oriflamme sur ses jambes fines, comme une hirondelle annonçant un nouveau cycle de vie. L’été qui allait durer de longues années.


JOURNAL de MISTRALINE
On me croît muet, on me réduit à une enveloppe, à un squelette et à des organes. Pourtant, je suis le temple de sa mémoire, je détiens toutes les informations la concernant. Je suis un corps au féminin.
Je porte en moi traces et empreintes, coups, chocs et chutes. Eclats de rire et sanglots vifs, chants de rage et cris de joie. Je sais tout d’elle ; tout ce par quoi elle est passée est inscrit en moi depuis sa première cellule embryonnaire jusqu’à ce récent cheveu blanc qui brille sur sa tempe.

Nous sommes nés mal en point. Deux kilos huit cent grammes contrebalancés par le poids de l’absence qui collait déjà à notre peau ; un poids froid, rigide, épais. Je suis le corps, je me souviens de tout. Ses premiers quatre-vingt-dix jours, nous n’avons connu que l’absence et l’isolement, la chaleur de la couveuse, la présence de la jaunisse et la valse de blouses blanches. Puis un jour, nous avons à nouveau senti son odeur ; une odeur puissante et tenace, jamais confondue, l’odeur de la mère. Nous avons entendu ses talons piqueter le sol, aller et venir ; notre cœur envoyait des signaux, il battait à tout rompre, nos petites jambes aussi remuaient d’impatience. Enfin, quelqu’un nous a saisi avec habileté, on a retenu notre souffle, mais ça n’était pas la mère. La mère avait confondu son enfant, elle partait avec un autre. On la rattrapa et on nous tendit à elle. Nous avons attendu qu’elle accepte de nous reconnaître. Enfin elle nous a saisis, enfin nous avons retrouvé cette chaleur, corps contre corps, chair contre chair.

La petite a grandi vaillamment.  J’ai pris la liberté de lui infliger la rougeole, la scarlatine et les oreillons avant huit ans, c’est plus sûr. Il faut sans cesse la raccommoder, elle se déchire comme du papier cette enfant-là, les coudes, les genoux, les paumes des mains… Un jour, c’est toute une partie de son visage qui est restée collée sur un parpaing. Il m’a fallu l’aide d’un chirurgien coréen pour réparer et deux ans de couture pour obtenir une cicatrisation parfaite.  Même des années après la cicatrisation, nos yeux voyaient toujours la blessure, et moi son corps, je sentais encore la douleur de la plaie.

Pendant un temps, elle s’est amusée à me piquer avec des aiguilles. Elle voyait sa mère coudre, elle volait une aiguille, y glissait un fil et dans la paume de sa main gauche elle tissait à même la peau un canevas. Le final était toujours le même, elle arrachait les fils d’un coup sec, avec une certaine jubilation. Nous éprouvions alors, elle et moi, les limites du sensible.
Vers sept ans, après avoir découvert Mary Poppins, nous nous sommes jetés du toit suspendu à un parasol. Nous nous sommes aplatis, disloqués, éclatés sur le sol, c’était l’étonnement le plus total, la découverte d’une implacable réalité : la loi de la gravité. Sept ans, c’était l’âge de raison, nous n’avons jamais été aussi déraisonnables.

Entre nous rien ne s’est jamais brisé. Nous sommes restés soudés. Il y a bien eu des entorses au règlement, de violentes tensions, des réactions épidermiques, de longues périodes où elle m’a détesté, où elle m’a malmené mais jamais jusqu’à la rupture.

CORPS DE FEMME
Il se passe quelque chose, nous le pressentons. Nous nous sentons humides tout à coup. C’est gênant. Notre pouls s’affole un peu, les garçons nous tournent autour, le soleil brûle nos joues.
Vite courir aux toilettes, il faut voir ce qu’il se passe, il faut en avoir le cœur net. Mais quelle horreur ! La culotte est tachée, les yeux s’arrondissent, les sourcils se dressent, le front se plisse : comment faire ? C’est mercredi, tout l’internat joue dans la cour. Nous nous crispons, nous sentons monter la nausée.
Comment faire ? Commencer par quitter la culotte et la jeter dans la poubelle. Voilà. Remettre le pantalon et bourrer de papier toilette l’entre-jambe. C’est encombrant. Tant pis. Maintenant on respire un bon coup et on va trouver une grande, n’importe laquelle. La première que nous abordons nous écoute, nous comprenons qu’elle n’a qu’un Tampax, objet qu’elle nous tend, objet que nous dissimulons aussi sec. Merde ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de ce truc ? C’est gros comme une douille de l’armée prussienne.
Une fois dépaquetée, la douille apparaît. Comment utiliser la chose ? L’exploration commence : écarter les cuisses, et essayer d’introduire l’applicateur. Nous n’avons jamais essayé. Cette partie de nous est restée inexplorée,  condamnée, oubliée et nous voilà à présent obligé de nous y pencher. Pour l’instant nous faisons choux blanc, la tête chercheuse de l’armée prussienne ne trouve pas la brèche.
Nous sommes verrouillés, ligotés, opposés à cette intrusion. Des tensions remontent vers l’abdomen, le dégoût afflue vers la gorge, la sueur perle sur les tempes, la peau est glacée, l’estomac se contracte avant de rejeter les carottes râpées, le riz créole et le flan au chocolat du midi. Merde, on n’y arrivera jamais.
Quelqu’un tape à la porte. Journée explosive ; les jambes mollissent, la bouche s’assèche, les mains s’humidifient, la turbine s’emballe. Merde ! Merde ! Merde !
Derrière la porte on nous dit d’ouvrir. Nous restons au garde-à-vous, impossible de quitter notre position. Sous la porte quelque chose apparaît, un petit sachet vert. Alléluia !! Une des grandes a dû comprendre, on n’introduit pas une douille de l’armée prussienne dans un cylindre pour plombs à chevrotine, même pour parer au débarquement des américains !


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

05/10/09 Après le tremblement

12/06/09 La fille d'acier

03/05/2011 Notes de chevet