24/09/2012 Luis Sepulveda
"Le vieux qui lisait des romans d'amour" est un petit chef d'oeuvre littéraire qui se lit en une ou deux journées.
C'est le premier roman de Luis Sépulveda, écrit il y a vingt ans pour exprimer - comme souvent chez les auteurs d' Amérique Latine - la violence du réel.
J'ai pioché dans les premières pages du roman, des pépites d'écriture, qui vont nous servir de support
pour écrire aujourd'hui :
pour écrire aujourd'hui :
Une verrue morale - des provisions de haine -
une obstination phtisique -
une obstination phtisique -
l'éternité verte du fleuve - le chiendent de la solitude -
Nous raconterons simplement l'histoire d'un homme et d'une femme.
Avec une petite contrainte : si vous êtes une femme votre narrateur sera un homme et vice versa !
Texte de Françoise
Madeleine
Je m’étais réveillé de mauvais poil.
Mauvaise nuit. Encore. Une de plus, malgré cette obstination phtisique à
vouloir dormir plus de quatre heures d’affilée. Un véritable luxe. Un peu comme
un tubard qui voudrait connaître une journée sans quinte de toux. Une de tes
utopies, aurait-dit Madeleine. Madeleine qui me connaissait bien. Mais
Madeleine était partie.
Ce n’était pourtant pas la mer à boire ce
que je demandais. Non, je ne cherchais pas le sommeil long comme l’éternité verte
du fleuve. Je voulais juste en finir avec ces sombres nuits blanches. Je
réclamais juste un sommeil réparateur.
Mais Madeleine était partie. Et, au cœur de
la nuit, je m’éveillais en sueur, tiraillé par le chiendent de la solitude, des
provisions de haine entassées au fond de mes entrailles. Comment avait-elle
osé ? Partir avec le receveur des postes, cet insipide gringalet au visage
vérolé. Ce postillon permanent au fond de ma tasse de café.
Avec lui, Madeleine était partie, cette
verrue morale dans ma trouble existence.
De mauvais poil, je m’extirpais du lit
conjugal. Pieds nus sur les tommettes, je me glissais vers la cuisine. Et là, d’une
main vengeresse, j’attrapais le paquet de biscuits entamé. De véritables
madeleines de Commercy, dans la Meuse.
Texte de Marie-Hélène
Texte de Marie-Hélène
Le Polatouche Vélocipède
Tu m’as quitté. Tu ne pouvais
plus me supporter. Je sais bien que tu avais emmagasiné des provisions de haine
durant toutes ces années. Et pourtant !
Je me suis évertué à t’offrir une
vie ensoleillée. Je suis facteur. Enfin plus maintenant. Pour toi, pour te
plaire, j’ai gravi les échelons et depuis hier je suis Receveur du bureau de
poste du village. Avec un bureau à moi, au fond de la pièce, d’où je peux épier
les commères, tes amies, en leur tirant la langue silencieusement. Je sais que
pour elles, je suis une verrue morale. Elles me surnomment le Polatouche
vélocipède, à cause de ma pèlerine hivernale.
Avec une obstination phtisique,
elles n’ont eu de cesse de nous séparer. Elles ont gagné. Tu m’as abandonné.
Alors ce soir, seul dans cette
maison déserte, je me bats contre le chiendent de la solitude qui grimpe le
long du mur de mon chagrin. Les coudes posés sur la toile cirée, éternité verte
du fleuve de nos vies mêlées, je te maudis. Je jure de me venger. De vous faire
ravaler vos insultes.
Demain, j’achèterai une
motocyclette pour remplacer mon vieux clou rouillé. Et mon cœur ridé soignera
ses blessures à grands coups de Dubonnet. Et je t’oublierai.
Texte de Mistraline
Texte de Mistraline
Les cœurs muets
C’était une jeune fille et moi un
jeune homme. Elle était blanche, j’étais un sauvage
de jivaro, pourtant nous nagions ensemble dans l’éternité verte du fleuve
Mapaoni.
Dès que nous le pouvions nous
nous retrouvions en amont de San Bolivo, au pied des cascades. C’est là que je
lui ai appris tout ce que je savais : plonger, nager dans les rapides,
reconnaître les dangers et aussi les éviter, attraper le poisson et le préparer.
Elle, m’a appris à jouer et à tricher, à l’aimer et à l’attendre.
C’était la fille du maire, un
blanc dodu comme un vers de souche et avide comme un charognard. La corruption s’affichait
comme une verrue morale sur son faciès libidineux. Je ne me souciais ni du
maire, ni des autres, elle seule m’intéressait et je n’avais qu’une seule
envie : être à ses côtés ; l’entendre rire et pester, la voir
s’émerveiller et aussi se fâcher. Quand elle voulait bien de moi… Sinon, j’égrenais
les heures en défrichant le chiendent de ma solitude.
Elle aimait tellement se faire
attendre ! Ce subtil entrelacs
d’ambiguïtés tissait au plus profond de mon cœur les prémices d’un piège à
tourments. A force de l’attendre je faisais provision de haine. Je l’imaginais
avec un tel ou un autre, toujours ceux avec qui cela m’aurait fait atrocement
mal de la voir. Il lui arrivait de préférer la compagnie des autres, les blancs
de son âge et de son milieu. Je n’ai jamais pu lui en vouloir.
Mais nous grandissions et nos
cœurs haletants témoignaient avec une obstination phtisique de notre désir
d’être ensemble. Nos cœurs battaient à l’unisson même lorsque la rythmique
parfaite de nos élans virtuoses s’est interrompue. Elle était devenue femme.
D’autres mains que les miennes voulaient la caresser, et dans ce monde
d’hommes, les choses suivent un ordre souvent désordonné.
Quand je la croise aujourd’hui
dans les rues de San Bolivo, elle, l’épouse fortunée, j’éprouve, je l’avoue un
chagrin nébuleux. Nos yeux toujours s’aimantent avec le même attrait, le même
magnétisme et cercle la passion au fond de nos pupilles. Mon cœur parle à ses
yeux qui puisent dans les miens l’éclat intact d’un bonheur vert comme le
fleuve.
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