18/12/2011 Ecrire une Nouvelle en 4 étapes


Saint Nicolas
Saint Nicolas
Image d'Epinal




« L’auteur dans la Nouvelle, encore moins qu’ailleurs,
N’a le droit d’emmerder son lecteur. »



Objectif de la journée : écrire une Nouvelle en Trois heures trente

Je ne donnerais pas ici  le contenu de la contrainte dans la mesure où ce serait beaucoup trop long...
Il faut savoir que nous avons tous travaillé à partir d'un texte source pour démarrer.
Trois types de chutes ont été expérimentées.



Nouvelle de Monique

  COCHON ROSE ET COCHON NOIR

Depuis des décennies, Innocent, colosse blond d’un mètre quatre vingt dix ressemblant plus à un Viking qu’à un provençal brun et râblé, tuait le cochon en février dans les mas de l’Uzège. A la cinquantaine, il s’aperçut qu’il se fatiguait plus vite qu’autrefois dans ces journées de dur labeur malgré l’ambiance à la rigolade qui y régnait et la grande bouffe qu’il aimait. Quoique n’ayant aucune charge de famille, il ne gagnait pas suffisamment sa vie pour attendre l’année suivante en faisant des petits boulots agricoles dans la région. Il décida donc d’ouvrir une boucherie en ville où il ne vendrait que du porc. Il savait où acheter des animaux de qualité.

Un 28 décembre, jour de sa fête, dès sept heures du matin, Innocent levait les volets de bois qui protégeaient sa modeste boutique au nom sélectif « Au vrai cochon rose ». Toujours vêtu d’un pantalon noir de grosse toile et d’une chemise à carreaux, il y avait ajouté un large tablier blanc qui faisait péniblement le tour de sa taille.

L’intérieur de la boutique était d’une grande simplicité : épais étal de bois sur lequel il posait les morceaux à découper, trois couteaux impressionnants glissés dans une fente de cette lourde table, un peson pour peser les morceaux de viande, du papier verdâtre suspendu à un croc, de la sciure répandue sur le carrelage. Point de caisse ni de caissière. Il marquait sur un cahier d’écolier le nom et le prix à payer par ses clients. Il les connaissait tous depuis l’enfance et n’avait aucun mal à les relancer s’ils tardaient un peu trop à le payer.
Au fond de la boutique, une petite porte menait au saloir.

Le jeune Nicolas est le dernier agent commercial recruté par la firme Santa Claus. Il n’a décroché qu’un essai de trois mois pour vendre aux petits commerçants de la région des installations frigorifiques modernes. Certains commerçants ont encore, héritées de leurs parents, des armoires qui maintiennent une basse température avec des pains de glace ! Il a retenu qu’une chose de l’entretien avec son patron :  montrer au client potentiel que s’il commande en cette fin d’année, il sera équipé dès que les températures s’adouciront prenant ainsi une belle avance sur ses concurrents.
Impeccable dans son costume/cravate, il se présente avec un grand sourire chez Innocent qui le met à la porte avec quelques paroles vives en lui conseillant de ne pas revenir l’em………..

Nicolas sort un peu dépité de cet accueil. Mais il est bien décidé à s’accrocher. Il cherche un coin où s’asseoir pour mettre à jour la fiche qu’il doit remplir après chaque visite. Ayant vu un banc municipal peu éloigné, il contourne la maison dont le rez-de-chaussée est occupé par la boutique d’Innocent pour s’y installer. Avant de l’atteindre, il remarque une petite porte basse juste poussée ouvrant sur ce qu’il croit être la cave de la maison. Curieux, il la pousse et ne voit pas grand chose. En fait, il est dans le saloir de la boutique.

Venant de quitter la pleine lumière, Nicolas est gêné pour avancer dans cette pièce très sombre. Il imagine qu’il va découvrir l’installation frigorifique d’Innocent sûrement vétuste ce qui lui fera un bel argument de vente quand il relancera le boucher. Il allume son briquet. Tout étonné, il découvre de grands bacs d’où s’échappe une odeur qu’il ne connaît pas. Alors qu’il vient de soulever le couvercle  d’un bac plus petit où des morceaux de viande tout frais l’intriguent, Innocent surgit venant de sa boutique.

Il hurle « Qu’est-ce que vous foutez là ? » et se dirige, la main levée, vers Nicolas qui, en un instant, évalue la stature du Viking et cherche à se sauver. Avant même qu’il ait tourné le dos, il reçoit le lourd poing d’Innocent dans la figure.
Au service des Urgences de l’hôpital local, Nicolas - installé sur un brancard dans un long couloir - ouvre un œil, ne cherche pas à comprendre pourquoi il est là et replonge dans son rêve. C’est Noël. Revêtu d’un grand manteau rouge, coiffé d’un bonnet garni de fourrure blanche qui rejoint une longue barbe de la même couleur, il flotte entre des nuages roses. Deux infirmières viennent le chercher et l’installent sur un fauteuil roulant. La plus jeune pleure : « Je les connaissais bien ces trois gamins, ils habitent en face de chez mes parents. Ils sortaient de la fête de Noël de la mairie. On disparaît pas comme ça…et avec leurs nouveaux jouets ».

Au poste de police, Innocent, en tablier de travail, les mains rougies par ses découpes de viande, s’agite sur sa chaise, injurie les policiers et crie que sa boutique est restée ouverte, qu’on va tout lui voler…Le brigadier qui était avec lui à la maternelle, essaie de lui faire raconter ce qui s’est passé avec le jeune homme dont la voiture est ornée d’une pub pour la société Santa Claus. « Il est venu m’em…..avec son matériel électrique. Moi, je fais de la saumure et tous mes clients sont contents. Qu’est-ce qu’il foutait dans mon saloir ? ».

La voiture de FR3 arrive et se dirige vers la place du village. Le chauffeur stoppe en faisant crisser  les pneus dramatisant à plaisir la situation. Deux hommes sautent du véhicule avec un matériel impressionnant. Ils s’adressent à un cycliste admiratif et lui demande où est la maison des parents des enfants disparus. Le gamin propose de les accompagner. Arrive une quinquagénaire excitée qui crie « J’ai tout vu et c’est moi qui ai prévenu le Samu et la Police. Le jeune est à l’hôpital et Innocent au poste de police » ». Le chauffeur/cameraman  s’énerve : « C’est quoi  cette connerie ? On est venus pour trois mômes perdus et c’est qui Innocent ? ».
Le journaliste tape sur l’épaule de son collègue : « Super Pépère ! on est pas venus pour rien dans ce patelin pourri. Deux infos « trash » pour le 20heures. Je connais un rédac-chef qui va être content. Il n’avait rien de chez rien pour ce soir et allait encore nous passer  les initiatives. On commence par quoi ? »

Photos de la maison des parents des enfants disparus, « le chien des enfants » plusieurs fois, leurs vélos qui traînent dans la cour (ils sont donc partis à pied), personne à l’intérieur. Une voisine s’empresse de se montrer. « C’est sûr qu’ils étaient un peu…enfin…un peu…ils faisaient ce qu’ils voulaient quoi ! (un temps) à quelle heure ça va passer à la télé ? »
Photos de la boutique d’Innocent, extérieur et intérieur, zoom sur un demi cochon pendu au dessus de l’étal. Ruée dans le saloir. « Putain que ça pue ! On y voit rien ! Alors le boucher aurait découpé les enfants qui seraient dans le saloir ? Non mais, c’est le Moyen-Age ici ! Si je rapporte ça au patron, je suis viré ! ».

Le lendemain, Innocent a rouvert sa boutique qu’un voisin avait précautionneusement fermée après le départ de FR3. Nicolas, la tête bandée, vient rechercher sa voiture dont un petit malin a crevé deux pneus. Il entre chez Innocent pour lui demander le numéro de téléphone d’un garagiste et l’appeler d’urgence.
Le boucher, calme et gêné d’avoir tapé si fort, le laisse téléphoner. La porte du saloir est ouverte. Nicolas essaie, une fois de plus, de lui vendre son matériel. Imperturbable, Innocent continue à trancher des côtelettes et marmonne : « J’ai besoin de rien. Je suis BIO, je fais tout à l’ancienne et les Bobos en redemandent. Le brigadier m’a dit que vous n’avez pas porté plainte. Je vous donnerai un rôti pour vous dédommager. Vous m’en direz des nouvelles ».

Entrent le brigadier et son adjoint. Ils intiment à Innocent de les suivre dans le saloir. Le ton monte. Le boucher finit par sortir les morceaux de viande du petit bac qui avait intrigué Nicolas. Stupéfait le brigadier s’exclame : « Ben, mon salaud ! Du sanglier et du sauvage ! Tu le sais que c’est interdit à la vente faute de contrôle vétérinaire. Tu vas la sentir passer l’amende. J’appelle les fraudes ».
Nicolas intervient : « Monsieur Innocent m’a laissé téléphoner et va me donner un beau rôti, ça suffira…le médecin m’a donné trois jours d’arrêt de travail mais, de toutes façons, je suis viré je n’ai pas fait mon chiffre trimestriel ».
Arrive la quinquagénaire qui passe dans toutes les maisons pour expliquer qu’elle passe à la télé le soir même : « Les petits sont retrouvés. Ils étaient partis aux Essarts, chez leur grand-mère, lui montrer leurs nouveaux jouets. C’est triste à dire mais, pour une fois, on va parler de notre village à la télé ! ».                                           






Nouvelle de Nico


Le petit Nicolas est malade

L’arrivée de Saint Nicolas excite tout le monde au Pays-Bas. Dans le foyer du petit Nicolas ça commence déjà à la veille du 25 novembre, le jour de son anniversaire, où toute la petite bande a la permission de mettre la chaussure près de la cheminée, en attendant le passage du Saint Nicolas chez eux pendant la nuit.
La fille aînée, Corine, commande ses frères et sœurs en rangeant toute les chaussures,  surtout celle du petit Nicolas, le cadet, qui vit encore dans l’innocence complète et qui est encore le seul croyant dans la famille. Pour tous les autres la cérémonie n’a qu’une seule fin : le morceau de chocolat, de massepain ou de pain d’épice qu’on espère trouver dans la chaussure le lendemain. La gourmandise suffit pour laisses subsister le grand mystère du Saint Nicolas, qui passe pendant la nuit.
Corine veille surtout à ce que la chaussure de Nicolas soit bien en place comme il faut : ‘des carottes ! Maman il y a des carottes pour le cheval blanc de Saint Nicolas? Et du foin? Il n’y en a pas. Elle trouve des pommes et finit par distribuer des quarts de pomme à ses quatre frères et ses trois sœurs.
Ainsi tout est prêt pour la nuit et les enfants se couchent, le cœur plein d’excitation, mais sans se demander si c’est vraiment le saint bienfaiteur ou leurs parents qui remplissent leurs chaussures.
 A l’aube on se met en file devant la porte de la salle à manger. Mais le petit Nicolas n’est pas là. ‘Maman! Où est Nicolas?’ demande Corine. Il est malade. ‘Malade?’ Mais c’est important qu’il soit là ; lme petit, c’est amusant de voir son sincère étonnement, son rire. ‘Ah, maman, on ne peut pas le faire venir? Corine va dans la chambre du petit pour se convaincre de la nécessité de son absence. Le petit Nicolas souffre. Son estomac est en complète révulsion. Oh, la là ! Corine ne sait que faire. Elle essaye de le remettre : elle lui apporte de l’eau, le rafraîchit les tempes avec un peu d’eau froide, mais rien ne peut y remédier. Le petit Nicolas est malade.
Déçue, elle rejoint ses frères et sœurs devant la porte. Maman fait signe qu’on peut entrer, mais Corine n’a plus tellement envie de venir voir les chaussures, maintenant que le petit Nicolas n’est pas là. Jusqu’à ce qu’elle entend les cris de déception et d’indignation des autres. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Elles sont vides ! Alors ! Corine avance et regarde la rangée de chaussures, maintenant dispersée sur le carrelage. Maman s’écrie avec étonnement : "mais qu’est-ce qui s’est passé ?"
Corine voit des miettes et des rognures de papier partout. Tout à coup elle comprend pourquoi le petit Nicolas est malade…

Chute 2 (attendue) : Il avait tout mangé.

Chute 3 (inattendu) :  Sa déception était d’autant plus grande que le petit était le seul pour qui ce rituel aurait pu avoir un sens, parce qu’il est le seul innocent de la famille !




Nouvelle de Marie-Hélène


LES BOUDINS BLANCS

«  Un café serré » crie Justin d’une voix enrouée sur le seuil du bar. La neige commence à tomber. Malgré le froid, il s’installe lourdement à une table en terrasse. Juste en face de la charcuterie Au Cochon Blagueur.


« Tiens, c’est offert par le patron. Il teste une nouvelle marque, le café Melchior. Donne-nous ton avis. » Marie la serveuse, frêle et maigrichonne dépose devant lui une tasse fumante et odorante. Il boit le noir breuvage d’un trait sans le déguster. Il est de méchante humeur.

« Comment vas-tu ? Pas trop de travail en ce moment ? » Joseph, le charcutier, nez rougi par le froid, taille ceinte d’un tablier blanc immaculé, ses poignets épais sortant d’une chemise trop ajustée prend place à ses cotés.
« Si ! Mais c’est toujours pareil en Décembre. Et puis, je suis enrhumé, j’ai mal aux pieds. J’aurai du mettre mes bottes à la place de ces mocassins pour arpenter l’entrepôt ». Justin salue son ami en souriant. Gourmand, il lorgne la vitrine illuminée du magasin.
«  Tes boudins blancs me font saliver. Mais je suis trop gros, je me mets au régime » Et il donne une grosse tape à son ventre rebondi. Joseph pouffe de rire.
«  Tu ne serais plus le même. Pas la peine. Rien ne serait pareil si tu maigrissais ! »

Sur le trottoir, en face, trois enfant passent en courant, s’arrêtent devant la devanture du Cochon Blagueur. Ils ont abandonné leurs parents au marché pour les dernières emplettes, avant la fête. Les guirlandes de boudins blancs, les terrines rangées sur un lit de houx les laissent bouches bées.
«  Et si … » commence Arthur, l’aîné, chef de bande. Ses frères le surnomment Sa Majesté.
«  Oh oui ! » acquiesce Oliver, le cadet. Impatient, il esquisse un pas de twist sur le pavé.
«  Vous croyez ? » interroge Paul, le petit dernier, frileusement blotti dans un manteau bleu et or, trop grand pour lui.

D’un même mouvement, les trois garnements se précipitent dans la boutique désertée. Arthur, le plus grand, se jette sur les boudins blancs et s’en fait un gras collier. Oliver chipe les terrines dans les vitrines, mais d’un geste malencontreux il fait tomber un St Nicolas de pain d’épices dans un tonneau rempli de salaisons et prêt à être remiser dans le saloir. Paul fait le guet d’un air faussement méchant. L’irruption de Joseph furibond les arrête net au milieu de leur larcin. Ses vociférations alertent leurs parents et quelques passants. Un attroupement se fait, fendu par Justin. Ce dernier attrape les trois gamins par le collet, les secoue sans ménagement. Les charcuteries tombent à terre. Joseph, dépité, grommelle. Ses trésors sont à mettre à la poubelle. Justin, d’un coup de pied au derrière bien ajusté, envoie les enfants rejoindre leurs parents éberlués. La nuit est tombée. Un tapis blanc léger recouvre le sol. Justin doit se hâter et rentrer chez lui.

Il ne lui reste pas beaucoup de temps pour se préparer. Ce soir, il ne mangera pas. Alors, vite, sauter dans son bain, peigner sa barbe, enfiler son costume rouge et blanc. Et surtout, surtout, enfiler ses bottes fourrées. Ensuite sortir les chiens.

FIN INATTENDUE
Il ouvre la porte et les cinq animaux sortent avec soulagement. Sans un regard en arrière, ils s’envolent à tire d’ailes et disparaissent au loin.
« Hé ! Revenez ! Ici, maintenant, tout de suite ! » Peine perdue. Le Père Noël pleurniche. Plus  de chiens, pas de traîneau, pas de cadeaux, plus rien. Il hésite. Un haussement d’épaule, il referme la porte. Un verre de vin chaud à la main, pour son rhume, il s’installe sur le canapé moelleux. Le feu ronfle et crépite dans la cheminée.
« Je n’ai pas eu de boudins blancs, ils n’auront pas de cadeaux. Je suis méchant. Bien fait ! »

FIN ATTENDUE
 Il ouvre la porte. Dociles les cinq animaux viennent se ranger devant le léger cabriolet illuminé. Justin leur passe le harnais. Bien calé sur les coussins moelleux, son bonnet à pompon bien ajusté sur ses cheveux blancs, d’un claquement de langue il ordonne à ses chiens de s’envoler. Au loin les chants indiquent le chemin. Le traîneau s’élève silencieusement dans le ciel enneigé, vers le sapin décoré, vers les enfants émerveillés, prêts à recevoir les magnifiques cadeaux que le Père Noël va distribuer. Même à ceux qui n’ont pas été sages.


FIN ELLIPTIQUE
 Il ouvre la porte. La pluie a remplacé la neige. Le chemine est boueux. Il fait trop chaud pour une nuit de Noël. Justin patauge dans la gadoue. Les animaux ont refusé de sortir. Ils l’épient de loin. Il s’installe au volant de la décapotable. Mets le contact. Plusieurs coups de démarreur plus tard, le moteur est noyé. Plus de batterie. Justin hésite. C’est Noël pourtant.




Nouvelle de Mistraline


Qu’est-ce que je vous sers ?

Dans le saloir, Vort hume chaque saucisson avec fébrilité. Il les palpe délicatement, il s’émerveille, il s’agenouille admiratif devant la fleur exceptionnelle de ses Jésus. Depuis sept ans ils sèchent patiemment, au prix d’une attention accrue. Vort est le premier levé, le dernier couché, il tient la boucherie charcuterie de main de maître depuis des années.
C’est le dernier boucher d’Istanbul à préparer du porc.
Il est Polonais, c’est une grande gueule pleine de dents carrées qui concurrencent deux yeux bleus, ronds, un peu globuleux. Son crâne est impeccable, lisse comme un godiveau dans son boyau tout frais.

Chaque matin, il rejoint Rithim, la grande avenue qui longe le quai de Kadikoy. Il se rend chez Sébil le barbier. Sébil est un expert, il affûte toujours longuement sa lame avant de commencer. Quand il saisit enfin le crâne de Vort, il ne lui reste que quelques gestes à accomplir pour le rendre imberbe. Quelques coups de rasoir bien synchronisés, véloces et sans accroc.
En passant à la barbe, il prend grand soin de la superbe moustache en guidon que Vort porte avec distinction. Une moustache rousse qui tranche sur son teint cadavéreux.

Chez le barbier, tous les jours, les langues se délient. Il s’y raconte que depuis quelques temps dans le quartier d’Uskudar des gosses des rues disparaissent. C’est dans le journal.
Il y a des clients qui disent que ces gosses-là, il ne faut pas les croire, qu’il y a bien plus grave que les divagations de quelques pisseux shootés à la colle. Les autres sont quand même inquiets. Vort et Sébil en parlent à cœur ouvert tous les matins. Ils pensent qu’il faudrait patrouiller dans certains quartiers d’Istanbul la nuit.

Quand Vort rejoint sa Boucherie Charcuterie, une longue journée de travail l’attend. Il est sept heures, sa femme astique la vitrine avec la même dévotion qu’au premier jour. Un foulard gris pâle lui couvre les cheveux et une petite croix orthodoxe scintille sur sa poitrine. Dès quatre heures, elle est à pied d’œuvre pour confectionner les terrines et préparer la chair à saucisses. Vers sept heures trente elle ouvre la grille et accueille les premiers clients. Du saloir, Vort entend la voix monocorde de sa femme servir du « qu’est-ce que je vous sers ? », durant toute la journée. Depuis quelques temps, c’est vrai il néglige son devoir conjugal. Il faut dire qu’avec sa femme, c’est fini depuis le début. Il n’a jamais aimé lui faire l’amour. Mais il n’a jamais rien eut à lui reprocher.

 Contemplatif, il caresse ses jésus odorants et dodus comme des nourrissons.
Il est si fier de ses beaux saucissons mafflus. Il les fait avec des porcelets élevés en Pologne par son beau-frère. Leur chair est délicate, fine… son goût incomparable est celui du pécher, aime à dire le frère de sa femme.
Aucun abattoir d’Istanbul n’accepte d’égorger et encore moins de découper du cochon. C’est donc en Pologne qu’est découpée la viande destinée aux célèbres Jésus de Vort. Sa femme réduit ensuite les différentes parties en chair à saucisse et l’assaisonne. Vort n’a plus qu’à mouler la chair dans des boyaux qu’il mettra à sécher pendant quatre-vingt-quatre mois.

 La veille du réveillon chez Sébil il y a beaucoup d’agitation. Les hommes parlent plus fort que d’ordinaire. Deux policiers sont là, ils posent des questions sur Vort. Sébil reste évasif, il répond du bout des lèvres. Les policiers insistent. Trente-trois disparitions en un an, évidemment c’est autre chose qu’une rumeur. Des témoins parlent d’un homme avec une moustache remarquable. Quand les deux policiers repartent, leur carnet est rempli de "qu’en dira-t-on" à charge contre Vort, le boucher de Kadikoy.

 Il est arrêté et conduit au poste de police. Sa boutique est fermée au public. Elle est occupée par des inspecteurs qui passent les frigos, la réserve, le saloir et tout le reste au crible. Ils font des prélèvements, photographient et interrogent sa femme, murée dans un silence de contrition. Les policiers tentent d’en apprendre davantage sur le boucher de Kadikoy mais elle reste de marbre. Ils la laissent rentrer chez elle. Lorsqu’elle sort par la petite porte de derrière, elle emprunte le raidillon de Redizi et rejoint l’avenue Rithim.
  
Au poste de police, Vort tient sa tête dans ses mains. Ses doigts rongés s’agrippent à son crâne. Il ne cesse de dire non, depuis des heures, il crie que ce n’est pas vrai.
Chez Sébil le barbier, le rideau est tiré. Il est quinze heures, sur le trottoir les clients s’impatientent, commencent à rouspéter, à ébranler la porte. Rien ne bouge. Ils finissent pas se disperser.
Il est seize heures quand la porte s’ouvre et qu’une femme se glisse au dehors.
Sébil apparaît, tire le rideau, éclaire les néons et rajuste sa cravate.
  
Au poste, Vort a les yeux injectés de sang, sur ses joues des coulées de larmes ont tracées des sillons humides. Entre ses doigts fébriles, un papier tremblotant capte toute son attention. On lui a enlevé les menottes et on lui a servi un çai fumant. Sur un grand panneau de liège des photos de gamins sont punaisés. Vort pose le papier sur la table et en buvant le çai, il lit : Yalim, Tarkam, Haidar, Keyem, Mahir… inscrit sous les photos.
Il essuie une larme du revers de sa manche et fixe aussitôt le plafond.
Il n’a plus parlé depuis qu’il sait.
  
Au poste de police, sa femme reste prostrée.
On lui tend le même papier que celui qui a été remis à son mari. Il ne lui provoque que du mépris. Un rictus ébranle la surface de son visage. Son regard glisse le long des murs qui l’entourent, Quelques cheveux mal rajustés après les prélèvements pour les recherches d’ADN, s’échappent de son foulard. On lui lit ses droits, on la conduit dans une cellule.
Dans une autre cellule, on fait entrer Sébil, le barbier de Rithim.

Chute elliptique :

Le soir du réveillon Vort est seul. La voix de sa femme surgit soudain dans son esprit : qu’est-ce que je vous sers ?
Elle ne lui a jamais fait d’enfant.
Il a toujours préféré croire que Dieu en avait décidé ainsi.

Chute attendue :

Les journaux stambouliotes du lendemain titrèrent :

DISPARITIONS D'ENFANTS

« Le barbier égorgeait, la femme découpait, le mari les transformait en Jésus. »


Chute inattendue :

Le soir du réveillon Vort est seul. La voix de sa femme surgit soudain dans son esprit : qu’est-ce que je vous sers ?  Elle ne lui a jamais fait d’enfant.
Il a toujours préféré croire que Dieu en avait décidé ainsi.
Il déplie lentement le papier remit par la police. C’est un relevé d’écoute téléphonique. Une discussion vieille d’un an, entre sa femme et son frère, l’éleveur de porcs.

Sa femme se plaignait :

-         " C’est de plus en plus difficile d’importer du porc en terre musulmane.
Les douanes les refusent systématiquement pour raison sanitaire.
Le manque à gagner est conséquent. Quant à l’outrage, il ne se mesure pas. Que Jésus Christ notre sauveur nous protège ! Quoi qu’il en soit je ne cèderais pas un centimètre sur ce terrain-là. J’ai mis le foulard, c’est déjà un grand sacrifice."

Son frère avait dit :
- Tu l’as fait pour ton barbier !
-        Oui, je l’ai fait en partie pour Sébil, c’est vrai…
-        Qu’est-ce que tu feras si tu ne peux plus faire venir du porc à Istanbul ?
-        J’ai ma petite idée !
-         Et Vort ? Tu vas pas lui faire assaisonner du chien ?
-         Non, j’ai beaucoup mieux : des petits porcs Hallal, sales et sans avenir.


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