19/04/2010 Le café Kundera

Elif Shafak

La bâtarde d’Istanbul

Extrait :

« Danser, c’est écrire un poème avec son corps, murmura le Poète Singulièrement Médiocre.

(…)

Certains continuèrent à cogiter sur la question, d’autres choisirent une nouvelle route pour un nouvel ailleurs, comme si rien ne les attendait, comme si le monde extérieur n’existait pas. Peu à peu, leurs moues cyniques se muèrent en demi-sourires et, las de discuter, ils s’enfoncèrent un peu plus profondément dans les eaux boueuses de l’apathie, se demandant pour quelle raison on avait bien pu appeler cet endroit, le café Kundera. »

Consigne d'écriture :

Vos personnages sont à Istanbul, au café Kundera précisément et l’un d’entre eux va révéler aux autres, l’histoire du nom de ce café.

Contrainte :

Vous formulerez un ou des Aphorismes, soit un énoncé bref et ramassé ayant une visée didactique, résumant une série d’observations ou renfermant un précepte. Aphorisme vient de « définition », l’adage, la maxime ou l’apophtegme en sont des synonymes. L’aphorisme agit par sa forme concise et frappante, pour délivrer une vérité.

Exemple : Danser, c’est écrire un poème avec son corps.


Texte de Ben

Tarik vit confortablement. Il est dans son appartement de 600 mètre carré avec son salaire qui avoisine, grosso modo, le PIB de l’Ethiopie. Il rit souvent, quand devant la télé, il regarde les émissions sur la parité dans le monde. L’égalité n’est qu’un mot que l’on ajoute à la face de ceux qui sont trop envieux, et avec trop de morale pour marcher sur autrui comme il se doit pour arriver au stéréotype respecté et idéalisé de tous : le « self-made-man ».

Tarik est même joyeux parfois et pourtant il n’a pas envie de se suicider.

Avec sa grande amie Cocaïne, il passe ses soirées à l’ombre VIP du seul café « select » qui traîne dans sa rustre rue : le Kundera. Un jour, Tarik et Coco draguèrent impunément une jeune fille au milieu de la foule que composait sa famille. Le lendemain, il était dans un lit d’hôpital. Ce n’est que bien plus tard, quand sa mâchoire fut remise et quelques fausses dents furent posées, que Tarik reprit sa place VIP avec son ami Coco. Dans cette même soirée, on lui dit « l’adulte est conditionné par l’enfance. L’adulte est conditionné, pas l’enfant ». Une fois chez lui, Tarik pleura sans en comprendre le sens.

« Écrire, c’est déflorer la feuille vierge », première phrase de sa thèse que Tarik n’arrivait pas à commencer. Thèse dont le sujet portait sur l’impact de la physique quantique sur le monde d’aujourd’hui. Encore jeune étudiant, Tarik avait toujours était le premier à l’école de la sixième au master de physique. Et pourtant, il ne s’était jamais senti torturé par l’école. Peut-être était-il sans cœur ?

Ivre mort, avec Coco qui le soutenait, Tarik revivait le flux matriciel au fond des toilettes. Lors de son réveil, Tarik n’était pas chez lui mais dans un insalubre appartement où la moisissure du plafond avait l’air de prendre le visage de notre sur-sauveur : Jésus.

« Bonjour. Tout va bien ? la personne qui parlait était un serveur qui travaillait au Kundera.

On vous a retrouvé avec mon frère dans le trottoir. Vous vous étiez fait voler et tabasser. Je vous conseille de ne pas trop bouger, vous avez plusieurs côtes cassées. On vous a amené à l’hôpital, mais comme on ne savait pas votre nom, les médecins on voulut nous faire payer les charges. Alors, comme on ne peut pas se permettre de perdre de l’argent, on vous a amené ici et l’on vous a soigné. Vous dormez depuis trois jours. Ah ! En fait, je m’appelle Ahmad. Et vous ? »

Il tendait la main. Il y avait dans cette main tendu franchise, douceur et innocence. Bizarrement, Tarik hésita, mais le plus étrange est qu’il serra la main.

« Je m’appelle Tarik. » Sa voix était cassée. Il voulut se lever, mais il ne put. La douleur le ramena au sol.

« Vous ne devriez pas bouger. C’est mon frère qui garde le téléphone. Quand il reviendra, vous pourrez téléphoner et rentrez chez vous. En attendant, reposez-vous. »

La vie sans son Amie Cocaïne est un peu comme la vie sans adrénaline pour certains : c’est plus lent et l’on s’ennuie vite.

« Vous savez que le Kundera où je travaille tient son nom d’un écrivain Tchèque ? Personnellement, je trouve cela plutôt étrange. Qu’est-ce que vient faire un tel nom en plein milieu d’Istanbul ? Je demanderai au patron la prochaine fois… » Et Ahmad continua.Tarik sourit, mais il était mal à l’aise. Il n’avait plus vraiment l’habitude de la simplicité. Le temps passa, quand Tarik sourit encore. Il se dit que c’était ça qui sauverait son humanité : accepté de s’ennuyer.

Il riait fort quand, dans le ciel, une colombe s'envolait.



Texte de Mistraline


Au café kundera, chacun y va de sa petite phrase, c’est ainsi depuis que les hommes pensent, ils aiment formuler des phrases qui sonnent juste. Et ici plus qu’ailleurs, la pensée est prolixe et prodigue au penseur le goût des aphorismes. Sur les larges poufs où sur les sofas, les clients devisent avec entrain et philosophie, cernés par les nuages parfumés des narguilés.

Le patron, un certain Mimoun aime bien raconter sa vie semée d’embûches, il la raconte entre deux plateaux chargés de thé à la menthe fumant. Les clients se massent alors autour du comptoir pour écouter les histoires du périlleux Mimoun sur la route de la soie, ou en Anatolie. Mimoun est un conteur né, chacun boit à ses lèvres et s’y suspend jusqu’à la chute.

Vers vingt heures, ce jour là, Mimoun raconta l’histoire de sa vie, celle du café Kundera.

Il y a douze ans, alors qu’il était à pied le long d’une route déserte, il avait été prit en stop par un drôle de bonhomme qui se déplaçait avec toute sa bibliothèque dans son véhicule. L’homme qui était tchèque prétendait communiquer avec des forces obscures et il prédit à Mimoun l’imminence d’une grande fortune à la condition que celui-ci lui révèle le premier mot qu’il avait retenu en découvrant la pile de livres dans sa camionnette. Mimoun avait réfléchi, il avait refait le chemin en sens inverse et remonté le temps, mais au fond il avait su d’emblée quel mot l’avait frappé. La plaisanterie, voilà ce qu’il dit.

Le drôle de bonhomme afficha alors un sourire ambigu et demanda à Mimoun s’il avait retenu le nom de l’auteur de ce livre. Non, Mimoun ne l’avait pas retenu.

L'homme stoppa alors son véhicule et fit descendre Mimoun qui rejoignit Istanbul, tard dans la nuit, traînant avec lui un cuisant sentiment d’incrédulité.

Une semaine plus tard, il avait trouvé un travail saisonnier dans un petit café, tenu par un veuf souffreteux. Au bout d’un mois, le vieux lui proposa de lui laisser l’affaire en échange du gîte et du couvert jusqu’à sa mort. Mimoun hésitait, la Babaganoush n’était pas un commerce florissant, il fallait refaire la déco, changer de style pour espérer attirer une nouvelle clientèle et Mimoun n’avait pas assez d’argent pour investir. Il en parla au veuf qui lui expliqua qu’il fallait pour cette entreprise plus de détermination que d’argent. Invente un nouveau concept et tu verras, l’argent viendra. Mimoun trouva que le veuf prenait la chose à la légère, ce à quoi le veuf répondit : la légèreté donne des ailes mais peut aussi bien les brûler. La discussion commençait à devenir insoutenable pour Mimoun qui trouvait le vieillard complètement insensé. Il avait besoin de prendre l’air avant de lui donner une réponse. Tandis qu’il arpentait les allées du jardin des cadines, il trouva asile sur un banc, ferma les yeux et écouta les chants des oiseaux, les bavardages des anciens, les cris des enfants, les rires de leurs mères ou inversement. Quand il rouvrit les yeux, à sa droite, posé sur le banc, un livre l’attendait : La plaisanterie de Milan Kundera. Aussi surpris que curieux, il l’ouvrit, le lu avec attention, du début à la fin.

Tard le soir, il rentra au Babaganoush, un grand sourire aux lèvres et Kundera sous le bras. Il avait pris sa décision, il allait reprendre ce café et lui donner un nouveau souffle.

Des années plus tard, dans la plus grande librairie stambouliote, alors qu’il faisait la queue pour obtenir une signature du grand Milan Kundera, il tomba nez à nez avec le visionnaire au fourgon blindé de livres, qui n’était autre que l’auteur de La Plaisanterie.



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

05/10/09 Après le tremblement

12/06/09 La fille d'acier

03/05/2011 Notes de chevet