30/11/09 L'assiette bavarde


En écoutant France Inter, j'ai un jour entendu Michel Jonaz proposer la consigne d'écriture suivante : Essayer d'imaginer une assiette qui se souvient...
L'idée me plaît, aussi nous nous y frottons, en pimentant le jeu d'un logorallye. Chacun choisira un mot peu usité dans le dictionnaire et tous devrons l'employer.


Texte de Ben


Le peu qu’il me reste de pensées, je m’en sers à me rappeler. Aujourd’hui, j’ai peur. Une fois encore. J’ai peur. J’ai fait ma vie et, un jour, on m’a promis. Un grand restaurant, je vous jure !!
Mais il y a des fois où l’on aimerait que l’ambition, que le feu qui nous anime soit plus… Enfin… Plutôt, moins fort.

La mécanique vrombissante du camion résonne encore parfois dans ma porcelaine. Celle de celui qui, aux yeux de tous, est un démiurge ; mais que l’alcool d’un conducteur abat, comme d’un geste déplacé, toute sa belle mécanique qui fait du camion le numéro un des transporteurs d’objets précieux. Enfin bon, mon chaouch de carton nous disait à tous et à toutes, de rester calme. Je savais bien que lui aussi était inquiet.

Le temps vira, comme nous tous. Comme la remorque. Je revois encore une fois. Encore une fois. Une fois. Mes sœurs, mes frères se briser en mille morceaux puis voire ces morceaux devenir miettes à la deuxième secousse. Le bournoiement de leurs rêves gommé à jamais.

J’étais intact. Un miracle. J’attendis des heures que l’on vienne me chercher au fond de cet œil que former le carnage de l’accident. J’entends encore l’exégèse de ces hommes se plaignant en chantant « allez mon gars !!! Encor-un-coup, encor-un-coup. » Et ils me jetèrent avec les restes des miens.

Je ne résistai pas à une troisième secousse. Mon rêve et mon corps brisés déclaraient, dans un fracas, l’arrêt du monde. Maintenant, plein de la rouille du bout de fer qui me protège, je me rappelle. Je me rappelle la douceur câline d’une soupe épaisse, la lutte du steak saignant, la déception des frites snobs, le rire de la salade et le sourire des spaghettis.

J’aime me rappeler. Rien qu’une fois. Encore une fois. La vie loin de cette décharge du midi.



Texte de Jeanne


Elle était de vermeil la merveilleuse chaouch des belles personnes. Astiquée chaque premier du mois par les dromadaires de la demeure, ces inépuisables domestiques aux paupières tombantes, langues pendantes, elle, chatoyait. Elle était l’astre protecteur du salon, la bonne étoile des nantis, le veilleur de jour, de nuit, l’œil éternel de l’aristocratie.
Son mirador était dans la galerie, à droite du démurge Léon, millénaire faïence de Moustier, fiancé à la porcelaine Lily , autrefois sa voisine de gauche. Elle fut fatalement fracassée un jour de ménage, Lily, et depuis maintenant cent ans brisé par cet accident, le caduc Léon se noyait dans son foi, sa foie ébréchée à jamais, et bornoyait le suicide depuis les hauteurs du salon.
Mireille portait les armoiries de la dynastie. Depuis des siècles, elle toisait ces vies qui passaient sous ses yeux, qui vieillissaient sans savoir, et puis qui s’éteignaient. D’abord dans le château du Finistère, austère, sublime, et maintenant dans l’imposante orangeraie des campagnes d’Oran la radieuse. Par la fenêtre aux os blanchis, rhumatisés, Mireille observait la métamorphose des orangers au fil des âges, des rayons. Ainsi elle s’échappait des cent quatre vingt degrés emmurés que son poste de garde offrait sur la pièce tantôt mélancolique, tantôt illuminée.
Voilà de quoi était faite sa vie, à Mireille. Point de modeste potage ni de mets luxueux, point des larmes du pauvre enfin repu, point de rires d’un banquet fastueux. Depuis la nuit des temps elle n’en rêvait même plus, l’assiette, d’être ce pour quoi elle était faite. C’était ainsi. Les belles personnes l’avaient un jour adoptée pour sa beauté de chose, et elles ne s’étaient jamais souciées de lui offrir l’existence promise ; elles l’avaient seulement vouée à être témoin de leur sottise. Les plumes milliardaires des larges chapeaux venaient toujours en premier chatouiller sa panse profonde, son ventre vide gargouillant d’ennui. Belles plumes de faisant, d’oie ou de paon précédaient les figures au teint enfariné : les emplâtrées de titres et leur fausse féminité passaient des siècles durant sous le regard centurion de l’estimée chaouch, riantes comme des oranges aux aiguilles remontées. Le larynx de ces dames semblait bien trop étroit pour les rires de franchise, pour ces vols de chaleurs échappés des abysses. Empêtrées de bourgeoisie, gênées par les masques, le fard, les costumes, leurs rires étaient art. Plutôt artificiels, moins éclat de bonheur que sons fourrés de force dans leur orgue pimpant et glacial. Des rires d’horloges vernies d’érudition.
Mireille avait fini par frissonner de morosité, cynique.
Et puis il y avait les messieurs. Secs et cassants comme des tics, des tacs, ils laissaient baver sur la grande table de chêne leurs monologues bâillants, bâillonnés par des rêves de pièces oxydées. Un désastre de salive et de boue jusqu’à regretter que les oreilles n’aient pas de paupières - si j’ose un exégèse. Ils aimaient chuchoter, ces nobles mâles, en émettant d’admirables sifflements. Amers. Brûlants. Augustes comme vipères. Ils crachaient les ficelles à tirer pour pouvoir au plus vite grignoter la prochaine cagnotte. Crapotés tranquillement par leurs tyrans, les cigares, eux, bavardaient leur fumée en mourant. Ephémères mégots, vous êtes bien veinards : quand mourra la moucharde accrochée aux lambeaux ?

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