27/10/09 IKEBUKURO




Mystère Nippon pour ébaucher un délicat polar !
Texte de Mistraline
La nappe écrue avait la douceur de la peau sans doute à force d’être tannée par les machines à repasser, à moins qu’elle ne soit réellement en peau.
Rien ne pouvait m’étonner venant d’un endroit aussi peu conforme à la norme des restos habituels où je déjeunais à la va vite dans un tohu-bohu bon enfant, ou n’importe qu’elle chatte aurait égaré ses petits le temps du sacro saint coup de feu de midi.
Ici, un calme funéraire régnait jusque dans les ronds de serviettes. Les serveurs glissaient sur le sol et leurs squelettes raides comme des barbelés se pliaient sans souplesse en servant le vin, tels des soldats de plombs à qui on aurait donné vie le temps d’un service dans un cinq étoiles.
Face à moi, Magobei, buste de marbre blanc, livrait le spectacle d’une femme aux traits secrets, impénétrables. Aucune trace pour révéler la griffe de la colère ou les sillons de la joie, rien n’était écrit sur le parchemin de ce visage.
Rien d’autre que la transparence.

- Je vous propose de choisir pour nous deux, murmura t-elle entre deux soupirs.

Ca n’était ni une interrogation, ni une éventualité.
J’opinai donc du chef, par défaut.

- j’ai besoin de vous Yama, glissa t-elle sur ses lèvres comme elle aurait glissé un billet doux sous ma porte pour me supplier de lui pardonner quelque chose de honteux.

- Je suis curieux de savoir pourquoi, répondis-je.

- Mangeons, nous parlerons affaires plus en douceur, susurra t-elle comme une speakerine qui joue son va-tout.

Notre soldat serveur se présenta avec deux plats sous cloche. Il en déposa un devant Madame et l’autre devant moi, puis souleva les cloches, très fier de sa manœuvre, pointant son menton prétentieux de dalton évadé d’alcatraz, il tourna les talons au garde à vous et disparu en un courant d’air derrière les portes battantes des cuisines.

Je découvris des huîtres gratinées dans mon assiette, recouvertes d’une sauce orangée comme si on avait essoré un bonze au dessus des coquilles nacrées.
Mon désarroi était de taille, je n’ai aucune affinité avec les mollusques.
Magobei quant à elle, se délectait comme une ogresse raffinée, se retenant sans doute de lécher ses doigts.
Je remis sous cloche mes huîtres safranées et attendit patiemment la suite. Lorsqu’elle releva la tête, Magobei semblait sereine mais toujours aussi indifférente.

Notre évadé nous amena la suite, qui s’avéra pire que l’entrée, une petite cervelle d’agneau à point, entourée de navets caramélisés : plus attendrissant qu’appétissant. J’étais au comble du désespoir. Lorsque le dessert arriva, je demandai juste un café mais bien serré.

Magobei, essuya sa bouche pincée et s’éclaircit la voix avant de demander :

- Je sais que vous avez besoin de travailler.

Elle s’arrêta un bon moment avant de reprendre :

- J’ai justement une tâche à vous confier. Une tâche de la plus haute importance et rémunérée en conséquence.
Je vous ai choisi pour occuper l’intime fonction de régurgiteur.
Ne soyez pas surpris, je vous en prie, je serais un peu comme votre enfant, vous me donnerez la becquée…

Surpris !! Ah mais je n’étais pas surpris, j’étais écoeuré, estomaqué, révulsé !
J’avais entendu parler de cette pratique dans les hautes sphères mais je n’y avais jamais accordé la moindre crédibilité. On racontait que les nantis se faisaient pré-mâcher leurs repas. Tu parles d’une connerie !

Mais Magobei n’avait pas l’air de plaisanter bien au contraire.
Magobei me voulait comme mâcheur et ça allait être très difficile de l’éconduire.
Ca sentait le roussi pour ma pomme.



Texte d'Anne-Sophie

C’était une habituée du lieu, elle connaissait le maître d’hôtel à qui elle adressa discrètement un clignement de paupières, en même temps qu’un hochement de tête. Porté par ses pas feutrés touchant à peine l’épaisse moquette, il nous servit deux whiskys glace.

J’avais déjà vu cette femme dans le quartier, entre deux limousines, toujours habillée de blanc ou de noir, coiffée d’un bibi à voilette. Elle frisait presque le ridicule, et pourtant cette allure spéciale et décalée accrochait mon regard, surtout quand elle venait nous voir. A peine passait elle la porte que je me figeais, mes yeux ronds plantés dans le sombre sillon des siens, je la dévisageais et ma mère finissait par la servir, lèvres pincées.

Depuis que le serveur sec et guindé avait glissé ma chaise sous la table comme on installe un enfant, je me sentais examiné plan par plan. Elle détaillait mes mains, sûrement la propreté de mes ongles, les ailes de mon nez, les strates de mon front, elle avait même remarqué mon vieux tic. Tripoter le lobe de mon oreille gauche lorsque la gêne s’installait. Pour un type de 45 ans, je ne semblais pas lui déplaire.
Son visage, aussi lisse et blanc qu’un masque de Venise, ne laissait transparaitre aucune émotion, alors que le mien progressait vers le pourpre.

Toutes les mêmes, me disais-je, avec leur sens aigu de l’observation ; dès les premières minutes, elle avait déshabillé mon âme et mon costard. Ikebukuro, quartier hollywoodien de Tokyo, comptait pas mal de femmes comme elle, nippées comme des stars de cinéma, une manière comme une autre de farder leur triste vie. Chez cette femelle à l’odeur de chichi, il n’y avait pas que la frime, elle était une de ces belles-de-nuit qui n’avaient pas besoin de décorer les coins de rue la nuit pour accrocher le client. Elle n’avait qu’à passer d’un rendez vous à un autre, d’un homme d’affaire à un homme politique, en toute discrétion, et dans le plus grand raffinement. Une grande ville comme Tokyo possédait des trésors de quartier qui rendait l’anonymat impossible. Dans les rues clinquantes d’Ikebukuro, la nuit n’avait pas de secret pour le jour, tout se savait se voyait s’entendait, je la supposais frivole, ses visites au magasin me le confirmaient.

Il y a des silences qui en disent longs, il me semblait sentir le sien me couler dessus comme une chape de plomb. Je profitais de l’arrivée des deux verres et d’une bonne rasade pour rompre l’examen pesant.

« A qui ai-je l’honneur ? Que me vaut votre présence ?»

Pas de réponse, elle m’offrait juste l’esquisse d’un sourire, une cigarette sur ses lèvres scintillantes et une bouffée de fumée bleue soufflée à la distinguée. Quelle vedette ! Je repris, mais cette fois armé :

« Cet endroit est aussi clinquant et artificiel qu’une guirlande de Noël ! Je ne suis pas étonné de votre choix.»

Silence à nouveau mais d’un coup son rire métallique éclata et se projeta aux quatre coins de la salle.

« Voyons, Monsieur Chaballière, cette salle est magnifique ! Mais peut être manquez vous de goût ? Nous ne venons pas du même milieu, j’évolue dans les plus hautes sphères, vous errez entre vos quatre murs. Vendre des chaussettes et des caleçons toute l’année n’a rien de palpitant».

Cette garce, dont le parfum sucré me frappait les narines, tentait de me déstabiliser en s’engageant sur un terrain miné. Elle chatouillait mes faiblesses, je la taquinais.
« Je vends aussi de la lingerie fine, des bas de soie pour vous Mesdames ! Mes quatre murs vous rendent bien service il me semble…».

« C’est pour cela que je vous ai convié à cette table. Parce que j’ai justement besoin de vous. A chacune de mes visites, vous semblez être fasciné. Que diriez vous de découvrir le monde d’Ikebukuro ? »

« Votre monde ! bien plus factice que le mien, comme le postiche que vous portez sur la tête ! »

Agacé, je commençais à me lever quand elle attrapa ma main au vol et la pressa sur la nappe de coton damassée. Le froid de sa paume me surpris, je la pensais détendue, je la sentais nerveuse.

« Détrompez vous, je sais à qui exactement je m’adresse. J’ai spécialement besoin de vous et de votre influence. Poursuivons notre déjeuner si vous le voulez bien »

Je me rassis lentement. Le fantôme en costume noir glissait sur le sol et revint nous apporter la même pitance. Je sentais l’alcool me chauffer les tempes, je craignais de ne plus avoir le jugement suffisamment éclairé. J’avais les jambes engourdies, j’avais l’impression de porter des bottes de plomb, le whisky n’y était pas étranger. Le bal des mets commençaient alors, toujours plus exquis, toujours plus surprenant. Cette rencontre insolite me troublait, je me sentais tomber dans une spirale. Je fixais le vin rubis tanguer dans mon verre aussi large et profond qu’un vase, où mes pensées tournoyaient sans cesse comme un radeau sur la mer. Je ne pouvais plus bouger.

« Vous serez mon impresario, j’ai du talent et quelques relations, il ne manque plus que vous pour me révéler à ce petit monde fermé. Votre beau-père est un des plus grands producteurs de Tokyo. Vous n’aurez pas de peine à le convaincre. S’il vous plait, Monsieur Chaballière, s’il vous plait, aidez moi »

J’étais soufflé par son culot et sa détermination, dérouté par sa beauté. Malgré toute sa force et ses manières de grande dame, elle m’apparaissait un peu chétive, en quête d’une reconnaissance que les hommes de la nuit ne pouvaient lui conférer. La tâche était certes délicate, presque irréalisable et pourtant… Elle lut dans mon regard les prémices d’un consentement, et je pus voir sur son visage le blanc du masque s’estomper.

Akiko Watanabe, était la sœur de la célèbre Minayo, actrice, chanteuse, animatrice télé, grande idole japonaise des années 80. Akiko me raconta brièvement qu’elle avait choisi l’ombre à la jalousie de Minayo. De quinze ans son aîné, Minayo n’avait pas accepté la naissance de sa sœur, encore moins son charme naturelle et ses talents naissants. Akiko profitait de sa fin de carrière pour éclore enfin et couvrir d’un voile blanc les affres de sa première vie.

Elle devint alors mon étoile à l‘écran tandis que j’illuminais ses jours nouveaux.


Texte de Martine

" Un pied glissé dans un escarpin blanc prétentieux effleura le sol.

Des lunettes de soleil qui cachaient la moitié du visage. Un teint aussi pâle que le tailleur d’un blanc immaculé. Elle répandait le parfum typiques des femmes affinées par le fric...

-Allez, montez, je vous invite à déjeuner.

Dans le magasin, ma mère dardait sur elle le regard peu amène qu’elle réserve aux armées d’occupation.

Sur la nappe blanche, des fourchettes et des couteaux en si grand nombre qu’on aurait pu se lancer dans une opération de neurochirurgie, et des verres tellement gigantesques qu’on aurait pu leur faire gober tout cru un pamplemousse."

, Elle avait posé son étui à cigarettes à coté de son assiette. Un brin absente, elle faisait tourner le solitaire qui lui cloutait le doigt. Le serveur la salua : elle avait ici ses habitudes. Il posa une bouteille sur la table sans qu'elle ait eu à le demander. Il la déboucha et en servit un fonds dans mon verre. Je compris qu'il attendait mon avis. Moi qui n'avais jamais rien bu d'autre que du whisky et du coca, je fis semblant d'approuver. Il remplit les verres. Elle suivait tout cela de son regard doré. Mon embarras l'amusait, cependant, elle n'était plus la femme sûre d'elle qui m'avait invité à déjeuner. Sa main fine tira une cigarette de l'étui, elle m'en offrit une. Je sortis mon briquet et me penchaits pour allumer la sienne. C'est alors que je vis sa main trembler. Je croisais son regard, il me sembla y lire un peu d'inquiétude. Difficile de suivre cette femme dans ses périgrinations intérieures. Elle s'était jeté dans mes bras, ou peu s'en faut, m'avait joué le couplet de la séduction, puis la voilà qui se crispait pendant que le loufiat de luxe nous tournait autour. Elle paraissait pouvoir changer de rôle en un battement de cils.

Quelque chose se tramait ici et elle me prenait pour un imbécile. Je décidais de la laisser venir. Elle me parlait du magasin de ma mère, des trouvailles qu'elle y avait faites : un tableau à la manière des peintres de la Renaissance et une coupe à fruits en porcelaine ancienne. Elle voulut savoir comment nous nous procurions ces pièces rares... Je répondis réseaux etrelations, demeurant volontairement dans le vague. Sur le marché de l'art, on ne dévoile pas ses sources...

On avait placé devant nous une assiette de viande de boeuf séchée, finement tranchée assortie d'un mesclun agrémenté de copeaux de Pécorino et de lamelles de fruits exotiques. Couleurs et saveurs se répondaient à l'envi de l'assiette au palais. Rafinement, rafinement... Décidément, me voilà dans la cour des grands, pensais-je en la regardant triturer ses feuilles de salades et repousser son assiette presque intouchée. Le repas se poursuivait dans une atmosphère étonnante, allourdie d'attente. Des mets délicieux, le ballet noir et blanc du loufiat, un vin plus qu'exquis. Et cette femme, mi-mondaine mi-canaille qui n'en finissait plus d'avancer vers... vers quoi, au juste ?

On nous apporta le café. Ce fut alors qu'elle parla : "Paul, il y a au Musée de Saint Antoine une petite toile attribuée à Vermeer. C'est un auto-portrait. Il me le faut. Je suis prête à te donner ce que tu voudras en échange. Engage qui tu veux. Ramène-le moi." Elle avait dit cela du ton qu'elle avait pris pour s'enquérir du magasin de ma mère, il y a une heure tout au plus. Le même ton, certes, mais ses yeux brillaient avec un éclat qu'ils n'avaient pas manifestés de tout le repas. Ses narines frémissaient. Avec quelle intensité avait-elle pronocé ces paroles! Il n'allait pas faire bon lui résister.

Tout en la regardant, je portais la tasse de café à mes lèvres. J'en humais le parfum et laissais couler l'amertume sur ma langue. Je la laissais languir à son tour. Puis je reposais ma tasse en souriant.

La suite de l’affaire ne fut pas des plus aisé.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

05/10/09 Après le tremblement

12/06/09 La fille d'acier

03/05/2011 Notes de chevet